Homélie Saint Dominique 2018

frère Guido Vergauwen

Le récit de l’envoi en mission des soixante-douze disciples que nous venons d’entendre en cette solennité, nous rappelle inévitablement l’audacieuse décision de Saint Dominique ce fameux 15 août 1217 à Prouilhe auprès des moniales, à la fête de l’Assomption de la Vierge Marie. Le bienheureux Jourdain de Saxe le raconte dans son livre sur les origines de l’Ordre : « Il invoqua le Saint-Esprit, convoqua tous les frères et leur dit qu’il avait pris dans son cœur la décision de les envoyer tous à travers le monde, en dépit de leur petit nombre, et que désormais ils n’habiteraient plus tous ensemble en ce lieu. Chacun s’étonna de l’entendre proclamer catégoriquement une décision si rapidement prise. Mais l’autorité manifeste que lui donnait la sainteté les animait si bien, qu’ils acquiescèrent avec assez de facilité, pleins d’espoir quant à l’heureuse issue de cette décision. » (Libellus 47) Dans sa déposition lors du procès de canonisation le frère Jean d’Espagne se souvient que Dominique avait pris cette décision avec beaucoup de confiance, contre la volonté des autorités ecclésiastiques et civils, contre le propre gré des frères. Il leur disait : « Ne me faites pas d’opposition ; je sais bien ce que je fais. »

La consigne fut claire : les frères devront étudier, prêcher et bâtir une communauté. C’était une consigne qui témoignait d’un discernement lucide concernant les nécessités du moment : les besoins d’une Eglise en crise qui attendait une miséricorde à plusieurs visages, à savoir :

-       une parole vraie et compatissante, mûre et instruite, une prédication qui pouvait donner confiance et orientation face à la confusion des esprits et la dissidence religieuse de ce temps,

-       une prédication sans violence, qui va à la rencontre de l’autre au lieu de l’éliminer,

-       un mode de vie fraternelle dans la simplicité évangélique qui n’est pas étranger aux ruptures sociales et la misère urbaine, qui exprime une solidarité compatissante avec les pauvres,

-       une forme de vie studieuse qui remplace le travail manuel monastique et qui permet d’acquérir les compétences nécessaires pour se mettre au service du débat publique autour de la vérité de l’Evangile

Dominique est mu par l’appel qu’il a reçu lors d’une vision à la basilique Saint Pierre. Il priait pour la conservation et le développement de l’ordre. Il vit apparaître Pierre et Paul. Pierre lui conféra le bâton de pèlerin, Paul le livre de l’Evangile. « Et tous les deux ajoutèrent : « Va et prêche, car Dieu t’a choisi pour ce ministère. Alors, en un instant, il lui sembla voir ses fils dispersés dans le monde entier, s’en allant deux par deux prêcher au peuple la parole de Dieu. » (MOPH XVI, 25 – Constantin d’Orvieto, Legenda Sancti Dominici).

Dominique fait confiance à cette vision, car il sait que l’appel qu’il a reçu vient de Dieu. Il s’est confié à Dieu, à cette mission. Et c’est pourquoi il peut faire confiance aux frères. Il les disperse – un nouvel ordre est né. Les frères prêcheurs vont aller dans le monde entier. Ce vaste monde sera leur demeure, leur habitat. Ce n’est pas la sécurité et la stabilité d’une maison commune, d’un lieu bien circonscrit, qui établira le lien entre eux, mais l’engagement commun pour une même mission, itinérante, la responsabilité partagée pour le bien commun, l’échange et le témoignage d’une foi, fondée sur la prière en commun et l’étude de la parole de Dieu : étudier, prêcher, bâtir une communauté.

Dante le dira à sa manière dans le chant XII du Paradiso : « Avec la doctrine et le vouloir, ensemble avec l’office apostolique, il s’élança comme un torrent qu’une haute source presse » (con dottrina e con volere insieme, con l’officio apostolico si mosse quasi torrente ch’alta vena preme).

Un même envoi, une même mission. Quand Dominique disperse ses frères et quand il confie leur mission à la prière des sœurs, il suit l’exemple de Jésus : Allez par le monde entier.

Jésus envoie ses disciples deux par deux, sans possession, avec comme unique sécurité la présence continue et la proximité de leur Seigneur. Il leur demandera plus tard : « Quand je vous ai envoyés sans bourse, ni sac, ni sandales, avez-vous donc manqué de quelque chose ? » Ils lui répondirent : « Non, de rien. »

La marche missionnaire des disciples commence par la prière : « Priez le maître de la moisson … », car, comme aujourd’hui, les ouvriers manquent. Malgré les moyens limités, il faut y aller, aller de l’avant avec confiance.

L’envoi comporte des risques. Les disciples sont envoyés « comme des agneaux au milieu des loups ». Leur message n’est pas violent mais il est urgent. Sa seule défense, c’est le souhait de la paix, donné aux amis de la paix.

L’Evangile se forge un chemin vers le cœur des hommes à travers des gestes quotidiens, partagés : manger ensemble, boire, l’accueil. C’est le salaire dû aux messagers, aux ouvriers de l’Evangile. Leur mendicité s’exprime dans l’acceptation sans prétention du don de l’hospitalité.

La proclamation de l’Evangile a littéralement un effet thérapeutique : « Guérissez les malades ». Pour Saint Luc le Christ est le médecin. Ses envoyés doivent prendre soin de ceux qu’ils rencontrent, du salut de leurs âmes, sans doute, mais aussi du bien-être de toute la personne : ils sont les messagers de la venue du Règne de Dieu, un Règne de paix, de justice, de compassion, de miséricorde.

 

Nous voyons dès lors comment Saint Dominique a dû prendre à la lettre ce passage de l’Evangile de Luc, quand il a dispersé ses frères.

Le discernement et le courage de Dominique a fondé un Ordre d’hommes et de femmes, libres par l’écoute de la Parole, prêcheurs, itinérants, institués par une forme de vie régulière « pour la prédication et le salut des âmes » ; des hommes et des femmes évangéliques, qui « suivent les pas de leur Sauveur et ne parlant qu’à Dieu ou de Dieu, en eux-mêmes ou à leur prochain » - comme le disent les premières constitutions. La consigne de Dominique n’a cessé, pendant huit siècles, de nous interpeller ici et aujourd’hui, aussi fragiles que nous soyons. Elle fait appel à notre fidélité et elle nous laisse en même temps la liberté de donner forme à cette mission partout dans le monde :

-        à Fribourg dans un milieu plutôt privilégié, protégé, universitaire – à Genève en dialogue avec les institutions internationales – à Estavayer-le-Lac comme lieu par excellence de partage fraternel, de compassion priante, de rencontre consolante

-        au milieu d’une culture occidentale de plus en plus laïque, indifférente, sécularisée et qui vit dans la dissonance souvent difficile d’une présence pluri-religieuse

-        là où Saint Dominique envoya personnellement Hyacinthe et Ceslas, en Europe de l’Est, dans une société en pleine transformation qui cherche aujourd’hui un nouvel appui moral

-        en Afrique, dans l’instabilité économique et politique d’un continent trop souvent oublié, trop exploité

-        en Amérique du Sud, à côté des pauvres qui réclament la justice et une subsistance pour leurs familles dans une société souvent violente

-        aux Philippines et au Vietnam, dans la fourmilière nerveuse du continent asiatique

-        à Erbil parmi les chrétiens refugiés de l’Irak, dans le dialogue avec le monde musulman au Caire – complétez vous-mêmes la liste.

 

Saint Dominique a su prendre cette décision de l’envoi des frères puisqu’il était un homme de confiance – en Dieu et aux frères. Cette confiance, il la puisait dans la prière. Jourdain de Saxe le dit ainsi : « Dieu lui avait donné une grâce spéciale de prière envers les pécheurs, les pauvres, les affligés : il en portait les malheurs dans le sanctuaire intime de sa compassion et les larmes qui sortaient en bouillonnant de ses yeux, manifestaient l’ardeur du sentiment qui brulait en lui-même … C’était pour lui une habitude très courante de passer la nuit en prière. La porte close, il priait son Père … Une de ses demandes fréquentes et singulières à Dieu était qu’il lui donnât une charité véritable et efficace pour cultiver et procurer le salut des hommes. » (Libellus 12-13)

Je suis toujours frappé par cette présence de la prière dans la vie de Dominique : une prière contemplative, pieuse, studieuse, inlassable, très physique et concrète, guérissante – on en parle dans les récits très connus sur les miracles de Saint Dominique. Nous avons des témoignages quasi contemporains sur les neuf manières de prier de Saint Dominique. On le voit se prosterner devant l’autel, s’étendre entièrement la face contre terre ; on observe comme il prie le regard fixé sur le crucifix, les bras fortement tendus en forme de croix, il médite les textes de l’Ecriture sainte en solitude, au couvent pendant l’office divin, en route

Je crois en effet que la prière, l’amitié avec Dieu dans le Christ par l’Esprit Saint était le secret de la vie de Dominique.

-        le secret qui explique cette confiance inébranlable en la providence divine et qui faisait de lui un homme libre, sans crainte

-        le secret de sa sagesse qui inspirait l’organisation équilibrée, démocratique du gouvernement de l’Ordre

-        le secret de cette force de vie et de ce courage qui savait agir face à toute négativité, face à la mort – et dont l’hagiographie parle souvent en mentionnant tant de guérisons effectuées par Dominique

-        le secret enfin de cette énorme complexité que fut l’homme médiéval Dominique et qui savait réconcilier

o      une extrême et rude austérité de vie avec une grande douceur compatissante et tendresse pour les soucis et besoins, les souffrances des autres. Il sait consoler ses frères, il sait les reprendre, mais il patiente, sans reproche, face à leurs fautes

o      une patience attentive et confiante (pensons aux longues années solitaires à Prouilhe) et une inquiétude nerveuse quand il s’agissait de parcourir les pays pour proclamer la Parole

o      une humilité impressionnante (je veux être enterré sous les pieds de mes frères) et une autorité qui s’imposait sans autre (je sais ce que je fais)

o      une proximité amicale et efficace (être utile aux frères, aux âmes) liée à une chaste distance et discrétion qui n’enleva jamais à l’autre sa liberté et le développement de sa personnalité

 

« Va et prêche » - A travers Saint Dominique cette parole nous est adressée encore aujourd’hui. Elle nous place, comme lui, au milieu de l’Eglise et au milieu du monde. Nous ne sommes pas appelés à nous isoler devant les nécessités de l’Eglise et du monde. Notre prière, nos paroles, notre étude, notre manière de vivre devra servir à inspirer, renouveler, fortifier la vie de l’Eglise locale et universelle.

 

 

Nous sommes à l’école de l’Evangile, à l’école de Dominique, que Dante appela « l’amant fidèle de la foi chrétienne » - (l’amoroso drudo de la fede cristiana)

 

La dispersion des frères fut une aventure – guidée par l’Esprit. Saint. Dominique voulait que ses frères proclament l’Evangile comme lui, qu’ils soient des missionnaires, allant à la rencontre des questions religieuses de leur époque et des personnes à la recherche d’une foi vraiment évangélique « sans frais d’argent, dans la pauvreté volontaire », « en toute humilité, par la sobriété et la patience, allant de bourg en bourg, aux disputes qu’on avait instituées, à pieds, pieds-nus, sans apparat des vastes escortes ou des cavaleries nombreuses. » (Libellus, 22) Inévitablement on ramasse alors la poussière de la rue, on peut se blesser, on doit traverser eaux et rivières. Le succès n’est pas garanti d’avance.

Mais nous savons que Saint Dominique nous accompagne par sa prière et sa miséricorde.

 

« Ne pleurez pas. ; car je vous serai plus utile là où je vais que je ne l’aurais été ici-bas » Merveilleux espoir. O spem miram.

 

Guido Vergauwen o.p.

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